dimanche 29 mai 2016

La Chambre à soi



“Je la vois encore cette chambre, avec son papier vert à ramages et une jolie gravure en couleurs qui représentait, comme je l’ai su depuis, Virginie traversant dans les bras de Paul le gué de la rivière noire. Il m’arriva dans cette chambre des aventures extraordinaires.”





Paul et Virginie, gravure du roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, 1788




“A peine étais-je couché, que des personnages tout à fait étrangers à ma famille se mettaient à défiler autour de moi. Ils avaient des nez en bec de cigogne, des moustaches hérissées, des ventres pointus et des jambes comme des pattes de coq. Ils se montraient de profil, avec un œil rond au milieu de la joue, et défilaient, portant balais, broches, guitares, seringues et quelques instruments inconnus. Laids comme ils étaient, ils n’auraient pas dû se montrer ; mais je dois leur rendre une justice : ils se coulaient sans bruit le long du mur, et aucun d’eux, pas même le plus petit et le dernier, qui avait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers mon lit. Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels ils glissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela me rassurait un peu ; d’ailleurs, je veillais. Ce n’est pas en pareille compagnie, vous pensez bien, qu’on ferme l’œil.”
“Hier, en flânant sur les quais, je vis dans la boutique d’un marchand de gravures un de ces cahiers de grotesques dans lesquels le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure et qui se sont faits rares. Au temps de mon enfance, une marchande d’estampes, la mère Mignot, notre voisine, en tapissait tout un mur, et je les regardais chaque jour, en allant à la promenade et en en revenant ; je nourrissais mes yeux de ces monstres, et, quand j’étais couché dans mon petit lit à galerie, je les revoyais sans avoir l’esprit de les reconnaître. O magie de Jacques Callot !
Le petit cahier que je feuilletais réveilla en moi tout un monde évanoui, et je sentis s’élever dans mon âme comme une poussière embaumée au milieu de laquelle passaient des ombres chéries.”

Le Livre de mon ami, Anatole France, 1885








Trois caramiggi ou figures grotesques debout, Jacques Callot (1592-1635), Musée du Louvre





“À se maintenir aux aguets de ce qui se passe dans la chambre des enfants – qu’on reste planté à la porte ou qu’on y fasse intrusion –, on risque fort de n’entendre que le bruit de son propre dialogue intérieur.”

Jean-Bertrand Pontalis, dans son commentaire de La chambre des enfants de Louis-René des Forêts, un recueil de quatre récits publié par les éditions Gallimard dans la collection L'Imaginaire (1960).

Sources  : La chambre d’enfant dans l’espace familial, Michelle Perrot, Journal Français de Psychiatrie, 2010 / 2 (n° 37)







jeudi 26 mai 2016

Voir et être vu





Didier Frouin-Guillery, diptyque photographique extrait de la série Voir et être vu, 2016   
© DFG




“La demande de soins ou d’écoute s’accompagne la plupart du temps d’une plainte, et c’est pourquoi la première forme d’exhibition à laquelle tout clinicien est confronté est celle de la souffrance qui tourmente le patient qui lui est adressé. Qu’elle soit directe ou indirecte, clairement formulée ou à peine évoquée, il ne peut faire autrement que de la regarder en face et de se laisser questionner s’il veut que le symptôme évolue d’une façon ou d’une autre. Cette figure-là de l’exhibitionnisme est centrale, elle est au cœur de la culture judéo-chrétienne où les récits et les tableaux de souffrance dominent largement la scène culturelle, et c’est pourquoi je vais commencer par là. 

On a beaucoup glosé autour de la neutralité ou de l’indifférence de l’analyste face aux plaintes de l’analysant, au point d’en faire parfois la condition sine qua non de tout travail psychique. Nous allons voir qu’elle ne signifie pas insensibilité : certes, l’analyste se place a priori et concrètement en position tierce, avec une certaine distance, de façon à donner la priorité à l’écoute. Mais dans et par le transfert, il est pris dans les méandres de ce que Freud appelle la pensée visuelle, la plus ancrée en nous, il est amené à jouer tous les rôles, celui d’un miroir en particulier, ce qui veut dire que non seulement il est le partenaire obligé de cet exhibitionnisme d’un type un peu particulier, mais encore il lui faut jouer sur deux tableaux différents : se laisser toucher par l’affect qui en résulte, et garder suffisamment la tête froide pour repérer les messages auxquels il renvoie.”

Extrait de Voir - Être vu, chapitre S'exhiber, pour montrer sa souffrance : Du masochisme à l'exhibitionnisme, Gérard Bonnet, Presses Universitaires de France, Paris, 2005