dimanche 10 décembre 2017

Hospitalités






Entrée et sortie, triptyque photo,
extrait de la série Silence !
Hôpitaux de Quimper et de Rennes
© Didier Frouin-Guillery, 2017
 



En descendant sur un brancard les cinq étages de l'hôpital, par un dédale de couloirs, il voit défiler au plafond toutes sortes d’appliques et de grilles. Il se dit qu’il en ferait bien une nouvelle série photographique…
 
La lumière n’est pas encore tamisée quand il arrive au bloc opératoire. Il s’allonge nu sur un billard étroit, on lui attache les mains et les pieds, au cas où. On lui rajoute des repose-bras, car ce billard est vraiment très étroit, et il apprécie ce confort improvisé. Puis on le couvre d’un drap, et on lui pose sur le corps une étrange plaque noire, lourde et souple, sauf à l’endroit du cœur, des jambes et de l’aine par où passent les tubulures et les sondes, deux à l'aine droite, une par la gauche. Pour rester conscient et coopératif avec le médecin, il n’est pas sous anesthésie, mais sous sédatifs et morphine qui seront injectés autant que nécessaire, à chaque fois qu’il dira que la douleur est trop forte…
 
Il suit toutes les étapes de l’intervention sur un écran géant, il pense à un studio de télévision. Sur les bordures de cet écran, sont incrustés de multiples petits tableaux de colonnes de chiffres, et des ensembles de lignes sinusoïdales qui progressent et dansent comme sur une partition de musique sérielle ou électro-acoustique. L’écran est partagé en deux grandes fenêtres centrales qui lui rappellent la composition de ses diptyques photographiques.
 
Sur la moitié droite de l’écran se déroule en temps réel le film radio de toute l’opération. Sur la moitié gauche, il voit les images de son cœur superbement reconstitué en 3D. La veille, il a passé une échographie transoesophagienne et un scanner pulmonaire dont les images de volume et de coupe servent à cette reconstruction en trois dimensions. La reconstitution participe, au millimètre près et en profondeur, au repérage précis de points visés par l’opération.
 
Il voit alors son cœur dans plusieurs nuances de gris, en volume et en suspension sur un fond noir. Le cœur se tourne et se retourne dans tous les sens. Dans un box vitré au fond de la salle, un opérateur informatique manipule les images demandées et pilotées par le cardiologue ; ils communiquent tous deux par micro.





Plié-déplié, diptyque photo,
extrait de la série Silence !
Hôpital Pontchaillou, Rennes
© Didier Frouin-Guillery, 2017
 


Tout au long du travail, des chapelets de gommettes de couleurs noire, grise, rouge, orange et jaune viennent se greffer sur le volume cardiaque. Il pense à un jeu de go inédit pour lequel un code couleurs tracerait des lignes frontières à la stratégie mystérieuse ; alors qu’il ne s’agit que de marquer l’intensité des fréquences qu’utilise le médecin sur sa machine.
 
A chaque moment décisif, il entend cette énigmatique et triple commande : Stimulation - Gel - Ablation. Et juste après le déclenchement d’un bourdonnement prolongé, il ressent une douleur plus ou moins grande qui monte dans son thorax. Il fait signe comme il peut, avec les pieds, avec le bras, on lui apaise cette douleur avec un peu plus de morphine, il remercie dans un murmure. Cette commande est répétée au micro cent quarante fois. Elle précède tous les tirs pratiqués par le chirurgien pour brûler les points de diffusion des désordres électriques de son cœur.
 
Sur son ordinateur, l’opérateur joue, comme un architecte, de plusieurs projections, perspectives et points de vue sur le cœur. En passant d’un point de vue extérieur à un point de vue intérieur, le regard saute d’une image d’astéroïde désert, c'est-à-dire sans rose ni renard, à la vision d’une grotte curieusement lisse et nue.
Et dans d’étranges et incessants retournements d’images, il n’est pas étonnant de croiser ici les formes molles de Dali, là quelques sculptures de Jean Arp, et même des nanas de Niki de Saint Phalle, quand, au final, l’opérateur synthétise les étapes du travail du médecin en ajoutant des couleurs pop art sur une série de cœurs rangée en damier sur l'écran.
 
A la fin, à tendre le cou vers ces images pendant les six heures d’opération, il a un torticolis, mais il n’a pas vraiment vu le temps passer.
Avant de remonter dans sa chambre, il dit au chirurgien, en lui racontant ses visions, qu’elles n'ont pas pour cause la morphine, mais bien le trop-plein de sa mémoire artistique !