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L’Ignorant, dessin à l’encre
© Didier
Frouin-Guillery
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L’IGNORANT
Plus je vieillis et plus je croîs
en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède
et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace
tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais
habité.
Où est le donateur, le guide, le
gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et
d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur
mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les
mensonges s’écartent :
que reste-t-il ? que
reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de
mourir ? Quelle force
le fait encor parler entre ses
quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi
l’ignare et l’inquiet ?
Mais je l’entends vraiment qui
parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que
bien vague :
« Comme le feu, l’amour
n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des
bois en cendres… »
Philippe Jaccottet, L’IGNORANT, poèmes 1952-1956, éditions Gallimard