mardi 31 mai 2016

La Paz (deux souvenirs)



Je vais boire une chicha. Je m’attable au fond de la salle d’un café rempli de boliviens. En face de moi une petite Indienne est occupée à écrire sur un cahier d’écolier. Un signe du fond du comptoir, et l’enfant glisse de sa chaise, s’installe sur le carrelage pour poursuivre ses devoirs, comme agenouillée à mes pieds. Elle me fixe intensément de ses yeux noirs jusqu’à me pincer le cœur, fort, très fort. Je quitte aussitôt ma place et le café…


 
Devant moi, sur le trottoir, une femme Indienne titube et s’effondre en se tenant la tête. Elle a perdu connaissance. Des passants accourent et crient en regardant en l'air, et en levant le poing. C'est un moment d'affolement où je n'ai pas ma place. Je continue de marcher, et, un peu plus loin, mon pied butte sur une petite pierre que j'aurais pu tenir dans ma paume, une pierre ensanglantée sur laquelle est collé un gros lambeau de cuir chevelu, celui de la femme à terre. Juste au-dessus de nous, le chantier d’un gratte-ciel…

DFG





Vue (rêvée) des montagnes des Andes environnant la ville de La Paz  © DFG



dimanche 29 mai 2016

La Chambre à soi



“Je la vois encore cette chambre, avec son papier vert à ramages et une jolie gravure en couleurs qui représentait, comme je l’ai su depuis, Virginie traversant dans les bras de Paul le gué de la rivière noire. Il m’arriva dans cette chambre des aventures extraordinaires.”





Paul et Virginie, gravure du roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, 1788




“A peine étais-je couché, que des personnages tout à fait étrangers à ma famille se mettaient à défiler autour de moi. Ils avaient des nez en bec de cigogne, des moustaches hérissées, des ventres pointus et des jambes comme des pattes de coq. Ils se montraient de profil, avec un œil rond au milieu de la joue, et défilaient, portant balais, broches, guitares, seringues et quelques instruments inconnus. Laids comme ils étaient, ils n’auraient pas dû se montrer ; mais je dois leur rendre une justice : ils se coulaient sans bruit le long du mur, et aucun d’eux, pas même le plus petit et le dernier, qui avait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers mon lit. Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels ils glissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela me rassurait un peu ; d’ailleurs, je veillais. Ce n’est pas en pareille compagnie, vous pensez bien, qu’on ferme l’œil.”
“Hier, en flânant sur les quais, je vis dans la boutique d’un marchand de gravures un de ces cahiers de grotesques dans lesquels le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure et qui se sont faits rares. Au temps de mon enfance, une marchande d’estampes, la mère Mignot, notre voisine, en tapissait tout un mur, et je les regardais chaque jour, en allant à la promenade et en en revenant ; je nourrissais mes yeux de ces monstres, et, quand j’étais couché dans mon petit lit à galerie, je les revoyais sans avoir l’esprit de les reconnaître. O magie de Jacques Callot !
Le petit cahier que je feuilletais réveilla en moi tout un monde évanoui, et je sentis s’élever dans mon âme comme une poussière embaumée au milieu de laquelle passaient des ombres chéries.”

Le Livre de mon ami, Anatole France, 1885








Trois caramiggi ou figures grotesques debout, Jacques Callot (1592-1635), Musée du Louvre





“À se maintenir aux aguets de ce qui se passe dans la chambre des enfants – qu’on reste planté à la porte ou qu’on y fasse intrusion –, on risque fort de n’entendre que le bruit de son propre dialogue intérieur.”

Jean-Bertrand Pontalis, dans son commentaire de La chambre des enfants de Louis-René des Forêts, un recueil de quatre récits publié par les éditions Gallimard dans la collection L'Imaginaire (1960).

Sources  : La chambre d’enfant dans l’espace familial, Michelle Perrot, Journal Français de Psychiatrie, 2010 / 2 (n° 37)